Dix ans après, ça pique encore...

Dans le monde arabe, c’est sûrement en Tunisie où l’on parle le plus librement de politique. Autour d’un « capucin », le cappuccino tunisien, et une chicha menthe, un tunisien moyen pourrait tenir toute l’après-midi à refaire le monde et la politique de son pays. En effet, depuis la révolution du jasmin, les nombreux cafés du pays (et la légende voudrait qu’ils augmentent au fur et à mesure que le chômage augmente), sont devenus de vrais espaces de discussion sur la politique, qu’elle soit intérieure ou étrangère. Entre deux discussions sur le prochain derby de foot tunisois opposant l’EST et le CA, il est courant que les tunisiens échangent leurs sentiments, la plupart du temps très mitigés, sur la vie politique du pays.


Il y’a dix ans, le 17 Décembre 2010 précisément, Mohamed Bouazizi, un vendeur de fruits et légumes ambulant, s’immolait par le feu après s’être fait « hagar » (ndlr : humilié) par une policière dans la ville de Sidi Bouzid. Il entendait par ce geste protester contre la saisie de sa marchandise. Qui pouvait bien se douter que ce geste de désespoir allait mettre le feu aux poudres et aboutir sur le départ, un mois plus tard, du président Ben Ali et du clan Trabelsi, sa belle-famille, mais aussi marquer l'avènement du printemps arabe.


Au-delà des violations fréquentes des droits de l’Homme ou encore des élections truquées, c’était la corruption flagrante du clan Trabelsi, la famille de sa seconde épouse Leïla, qui exaspérait le plus la population. Alors que le chômage ne cessait de s’accentuer, les Trabelsi s'enrichissaient. L’ancien ambassadeur des Etats-Unis à Tunis, Robert F. Godec, qualifiait cette famille de « clan quasi mafieux ».


Dix ans après, où en est la révolution tunisienne ? Est-elle toujours heja le top ? La révolution a-t-elle répondu à tous les espoirs qu’elle a suscités ou au contraire a-t-elle déçue ?


Une révolution aboutissant sur un véritable processus démocratique


Alors que la Libye est plongée dans un chaos sans précédent, que la Syrie est enlisée dans une guerre civile qui s’éternise, que l’Egypte est revenue à un statut quo ante après un coup d'État militaire en 2013, la Tunisie, elle, a plutôt réussi à retomber sur ses pattes après le départ du président déchu. Elle en ressort comme la grande gagnante du printemps arabe.


Celui-ci dirigeait pourtant d’une main de fer dans un gant de fer, et avec la bénédiction de la France pendant près de 23 ans. Après que Bourguiba tombe gravement malade, « El Zine » comme il était couramment appelé, avait réussi à écarter ses adversaires politiques afin de se hisser au pouvoir le 7 novembre 1987, lui qui avait été alors fraîchement nommé premier ministre par Bourguiba. Vingt-trois ans de pouvoir c’est long, sauf en Afrique où on est à peu près dans la moyenne, et malgré ça, les institutions tunisiennes n’ont pas tremblé puisque le processus démocratique a pu se poursuivre. Des élections libres eurent lieu (pas celles que Ben Ali gagnait à 99,99%), c’est le début de la démocratie dans le pays. De ce point de vue-là, la Tunisie a incontestablement relevé le défi d’une transition démocratique. D’ailleurs, en 2015, le prix Nobel de la paix a été décerné au quartet (dialogue national tunisien regroupant syndicats, patronat et ligue des droits de l’Homme). Il ne faut pas évidemment y voir un succès total de la révolution des jasmins mais plutôt un encouragement à poursuivre les efforts, surtout que le chemin a été semé d’embûches avec une série de troubles politiques, l’assassinat notamment de Chokri Belaid, un syndicaliste engagé, sociaux (crise économique) et sécuritaire (différents attentats terroristes). A l’heure actuelle, au fur et à mesure que les élections se sont enchaînées, mettant à la tête du pays différents gouvernements qui n’ont guère convaincu les tunisiens, le processus démocratique suit son cours. Il est vrai que la défiance vis-à-vis des politiques augmente dans le pays (comme partout dans le monde vous me direz), mais en Tunisie on a au moins la liberté de l’affirmer sans risquer quoique ce soit. Aux dernières élections, c’est Kais Saied qui a été élu, un ovni de la politique. Surnommé Robocop, de par son phrasé, ce professeur de droit constitutionnel est un inconnu de la politique. Les tunisiens veulent espérer que ce soit quelqu’un de « propre », sous-entendu pas un voleur, et qu’il agisse véritablement pour le pays avant ses intérêts personnels. Même si à l’heure actuelle, l’optimisme n’est pas forcément au rendez-vous….


Une révolution ça permet pas forcément de remplir le frigo….


Si les tunisiens ont gagné barcha barcha (ndlr: beaucoup) de liberté, ils aimeraient aussi gagner barcha barcha de flouss (ndlr: argent). Le pays connaît actuellement une crise économique majeure, que la situation sanitaire actuelle amplifie davantage. Certains Tunisiens rejettent la faute sur les politiques. Il n’est pas rare d’entendre en Tunisie dire qu’avant il y avait un voleur (ndlr Ben Ali), et que maintenant ils sont plusieurs. S’il est vrai que la corruption n’a pas disparu du pays, la crise s’explique aussi par un secteur du tourisme miné par les attaques terroristes (tkt ton club Med de Djerba préféré a rouvert depuis), et par le fruit de la politique économique de l’ancien régime. Ce qui est sûr, c’est que la démocratie ne nourrit pas, et là est le problème. Certes, la Tunisie est un pays libre, où un pluralisme politique existe, mais le niveau de vie des tunisiens a baissé depuis la révolution. La viande devient presque un luxe (mloukhiya sans viande c’est pas très délicieuse). L’inflation galopante dans le pays ainsi qu’un chômage important mine les espoirs de sa jeunesse. La flamme de la révolution, qui existe encore, n’endigue pas la déprime dans laquelle se retrouve celle-ci. Les jeunes sont toujours aussi nombreux, voire encore plus qu’avant, à vouloir tenter l’aventure européenne. Le taux de chômage des jeunes diplômés atteint les 34% et le marché du travail ne parvient pas à intégrer les nombreux diplômés tunisiens.


L’instabilité politique qui a eu lieu ces dix dernières années a aussi lassé les Tunisiens (neuf gouvernements différents depuis 2011). Il y a (déjà) une perte de confiance vis-à-vis des politiques, et ce n’est pas la récente bagarre à l’assemblée nationale (oui oui, la harissa ça monte au crâne parfois) entre députés qui va redonner confiance en la classe politique tunisienne. Même si le multipartisme est réel, on retrouve souvent les mêmes : ceux qu’on aime appeler en France les islamo-conservateurs, les syndicalistes bannis sous l’époque Ben Ali et les anciens revenants du Raïss.


Aussi, même s’il est trop tôt pour parler de fracture au sein du pays, la démocratie a mis davantage en évidence deux Tunisie : entre d’un côté les habitants des régions de l’intérieur du pays et de l’autre ceux du littoral. D’ailleurs, c’est des régions reculées que la révolution a démarré bien que les habitants de celles-ci ne voient encore aucune évolution à l’heure actuelle.


Si les tunisiens n’en sont pas encore arrivés au fameux « c’était mieux avant », un certain pessimisme commence à régner dans le pays. Outre les questions politiques et socio-économiques, la question sécuritaire est un autre défi pour le gouvernement actuel et ceux à venir. Il n’est pas rare que certains tunisiens disent qu’ils se sentaient plus en sécurité sous l’époque Ben Ali. Il est vrai en même temps qu’une dictature, ça peut aider sur certains aspects.


Même s’il est évident que la Tunisie est celle qui s’en est le mieux sortie des pays du printemps arabe, les défis restent très nombreux. Mais dix ans c’est très court, nous français le savons mieux que quiconque. L’apprentissage de la démocratie est difficile. La liberté retrouvée grâce à cette dernière ne suffit pas à remplir les panses et à donner du travail. Le président actuel incarne un nouvel espoir même si les tunisiens savent que les défis sont encore immenses. Le pire à craindre est qu’un fatalisme définitif s’installe dans un pays qui a pourtant un énorme potentiel.


Harry Sa